22.01.2013 Propos recueillis pas Elise Barthet - Le Monde.fr
Membre du parti socialiste suisse, l'historien Peter Hug milite depuis des années pour une réforme du droit sur la détention d'armes.
Plus de deux millions de fusils, revolvers et pistolets en tout genre circuleraient dans la confédération. Comment la Suisse est-elle devenue le paradis des amateurs d'armes ?
Peter Hug : Les racines de l'attachement très profond des Suisses à leur fusil s'ancrent dans une histoire assez récente. Ce n'est que dans la seconde moitié du XIXe siècle, et non au Moyen Age, comme le croient certains, qu'a commencé à s'imposer cette culture de l'armement. Ses premiers développements coïncident avec l'adoption, en 1874, d'une nouvelle constitution et l'instauration du service militaire obligatoire. Les conscrits avaient alors à charge de s'auto-armer. C'est pour les encourager, et parce qu'il disposait de moyens limités, que le pouvoir central a ravivé des mythes comme celui de Guillaume Tell. Il lui était indispensable de créer une légende pour souder par-delà les cantons une nation divisée entre catholiques, protestants, ruraux, citadins, de culture française, allemande ou italienne. Cette idéologie romantique du citoyen soldat, modeste, travailleur et prêt à défendre sa terre contre les envahisseurs s'est répandue d'autant plus facilement que s'affrontaient à l'époque en Europe des pays aux nationalismes exacerbés.
La Suisse n'a pas connu d'événements guerriers depuis la guerre civile de 1847, un conflit qui a duré 26 jours et fait 70 morts. Comment se fait-il que cette culture des armes ait tant prospéré ?
Elle s'est confondue avec le développement de l'armée. Moi-même, j'habite à Berne dans un quartier construit au tournant du XXe siècle dont les artères ont été baptisées la rue des Armes, la rue des Casernes, la rue Guillaume Tell. La loi militaire obligeait chaque commune à mettre à disposition des habitants un stand de tirs où s'exercer. L'armée suisse, qui est une armée de milice, a compté jusqu'à 850 000 hommes dans les années 1990. C'était la deuxième armée d'Europe après celle de l'Union soviétique. La guerre froide a popularisé l'idée qu'il fallait que les citoyens soient en mesure de mener des combats de partisans en cas d'invasion communiste. Avant 1995, les soldats pouvaient même garder chez eux leur armes d'ordonnance et les munitions qui allaient avec après la fin de leur service. Ce n'est plus le cas : seuls ceux qui peuvent attester de trois années de tir sportif avec ces armes et qui s'acquittent d'une certaine somme ont aujourd'hui le droit de les conserver.
La législation a-t-elle évolué depuis la loi sur les armes de 1997 ?
L'adhésion de la Suisse à l'espace Schengen en 2004 a obligé le pays à réviser certaines dispositions. Le commerce entre particuliers est désormais plus réglementé. Auparavant, toutes les armes d'ordonnance distribuées par l'armée pouvaient être revendues sans enregistrement. Ça a changé. Autre point important : conformément au protocole de l'ONU (que la Suisse a rejoint en 2001), les armes doivent être marquées pour faciliter leur traçabilité. En outre, un fichier recensant 95 000 personnes interdites de détenir une arme parce qu'elles sont une menace pour elles-mêmes ou un tiers a été créé en 2001.
Quelles conséquences ont eu ces changements ?
On a observé une baisse quasi linéaire du nombre de morts par armes à feu entre 1998 et 2010, le nombre de décès passant de 466 en 1998 à 241 en 2010. Les révisions imposées à la loi et la baisse des effectifs de l'armée (elle ne compte plus que 186 000 hommes), ont freiné la circulation des armes à feu. Moins disponibles, elles font désormais moins de victimes. Et les mentalités commencent à changer. Une majorité de jeunes est favorable à l'instauration d'une armée volontaire.
Votre proposition pour obliger les soldats à laisser leur fusil à l'arsenal et mettre en place un registre national des armes à feu a pourtant été rejeté par 56,3 % des votants en 2011. Comment l'expliquez-vous ?
Le peuple est plus conservateur que le parlement qui est lui même plus conservateur que le gouvernement. Le tournant, selon moi, remonte à 1992, année où les Suisses se sont prononcés contre l'adhésion à l'Espace économique européen. C'est à cette époque qu'ont émergé les troupes de Christoph Blocher, le fondateur de l'UDC (Union démocratique du centre, à droite). L'électorat de ce parti, devenu l'une des principales forces politiques du pays, est essentiellement rural, réactionnaire et anti-européen. C'est dans cette Suisse-là que les partisans de l'auto-armement continuent de prospérer.