11/06/2013 Vincent Lamigeon, grand reporter à Challenges - Supersonique
Cette fois, l’affaire semble entendue. Après des années d’atermoiements et de fausses pistes des différents gouvernements, qui ont abouti à la marginalisation de l’Europe sur le marché des drones, le ministre de la défense Jean-Yves Le Drian a confirmé ce midi la très probable commande d’une douzaine de drones MALE (moyenne altitude, longue endurance) Reaper, de l’américain General Atomics. Le montant estimé de cette commande de Reaper, en version non armée et qui reste soumise à l’approbation du Congrès américain, est de 670 millions d’euros.
C’était un secret de Polichinelle, c’est désormais une certitude : la solution israélienne, basée sur le Heron TP de l’industriel IAI, est clairement écartée. « Nous avons abouti à un accord avec les Etats-Unis sur une première commande de deux machines, avant une deuxième tranche de 10 appareils, indique le ministre. L’opérabilité globale, notamment dans le cadre de l’OTAN, est plus facile avec le drone américain. » Les discussions avec le Pentagone sur le premier lot de deux drones avaient été révélées par Challenges le 11 avril.
La France espère la livraison de ces deux premiers drones d’ici à la fin de l’année pour couvrir la zone sahélienne. La seconde tranche de dix drones serait francisée selon des modalités à définir, pour leur permettre de voler dans le ciel européen. L’accord du Congrès sur cette deuxième tranche s’annonce plus difficile, la francisation supposant l’accès au code-source de l’appareil. « Cela devrait pouvoir se débloquer, assure Jean-Yves Le Drian. Mon homologue américain Chuck Hagel est positif sur la question. »
Les industriels européens, à l’évidence, le sont beaucoup moins. « Nous sommes inquiets. Voir acheter des drones américains sans avoir au même moment un réel lancement de programme européen ou franco-britannique ou franco-allemand, cela ne peut pas nous réjouir », assurait le PDG de Dassault Aviation Eric Trappier à l’AFP au salon de l’aviation d’affaires EBACE, à Genève, le 20 mai. Un industriel français assure même qu’une commande de Reaper signifie l’abandon de toute offre européenne sur le segment des drones MALE.
Jean-Yves Le Drian, lui, n’a pas varié d’un iota : s’il appelle à la constitution d’un « club Reaper » pour mieux s’organiser entre clients européens du drone américain (Royaume-Uni, Italie, et peut-être bientôt Allemagne et France), il assure toujours croire en un programme européen de drone MALE « de troisième génération », qui rassemblerait les industriels européens sur une machine plus performante que le Reaper. Et tant pis si le marché potentiel ne dépasse pas 30 à 40 appareils en Europe, avec des ventes export hautement hypothétique vu la machine de guerre américaine et la puissance des acteurs israéliens : « Il faut garder la capacité d’innovation européenne sur ce segment », assure le ministre.
Que penser de cette commande de Reaper, au moment où les armées se doivent à nouveau se serrer leur ceinture ? Foin de mauvaise foi : il n’y avait pas de solution européenne de drone MALE dans les délais imposés par le besoin opérationnel. Le seul choix qui s’offre à la France à court terme, c’est de choisir sa dépendance : vis-à-vis des Etats-Unis en choisissant le Reaper ; vis-à-vis d’Israël si la solution de Dassault (une francisation du Heron TP) était retenue. « Nous dépendons déjà des drones américains au Mali, qui nous fournissent des images », souligne Jean-Yves Le Drian.
Acheter américain, ce n'est pas la solution idéale, mais c'est la solution la plus rapide, et quelque part la plus logique si l'on veut équiper les forces au plus vite. Tout l’enjeu est désormais de voir si gouvernements et industriels européens se mettront d’accord pour lancer un programme européen de drones MALE. Les Etats doivent accepter d’investir dans ce secteur stratégique malgré la pression budgétaire ; les industriels doivent accepter de mettre en veilleuse leur désastreuse concurrence intra-européenne, et de travailler ensemble, un peu à l’image du démonstrateur de drone de combat nEUROn. Pour résumer le sentiment général, ce n’est pas gagné.
Concernant le prix estimé de la commande, il est assez cohérent avec l’offre américaine que dévoilait la commission de défense du Sénat en novembre 2011 : la commission estimait à 297 millions d’euros le coût de 7 drones francisés, plus deux stations-sols et 10 ans de maintien en condition opérationnelle. Dans le détail, les drones étaient estimés à 209 millions, et la francisation à 88 millions. 670 millions d’euros pour douze drones, c’est un peu plus cher, mais dans le même ordre de grandeur. C’est surtout le prix de près de deux décennies d’errements stratégiques des militaires, de la DGA, des industriels et des politiques.