Les dizaines de chars Léopard sont à l'arrêt. Dans le froid et la neige, les soldats en tenue camouflée profitent de ce temps mort pour inspecter leur matériel. D'ici peu, ils vont reprendre le combat, tâcher d'éviter les mines antipersonnel et les tirs d'artillerie. « Ils doivent faire toutes les erreurs possibles, jusqu'à ce que ça rentre, dit l'adjudant-chef Marco Weiss, qui surveille leurs moindres mouvements par GPS depuis son ordinateur. Ici, nous simulons, mais en intervention, les erreurs sont fatales », ajoute ce vétéran de l'Afghanistan… Bienvenue au centre d'entraînement au combat de l'Altmark, le terrain de manoeuvre de l'armée allemande, la Bundeswehr.
Situé en Saxe-Anhalt, dans l'est de l'Allemagne, ce champ de bataille de 30 kilomètres de long sur 12 de large est un héritage d'Hitler, qui l'a construit en 1934 pour remilitariser la Wehrmacht. Quatre-vingts ans plus tard, c'est un des centres d'entraînement les plus modernes d'Europe. L'armée allemande y a investi 1 milliard d'euros depuis 1993 et va dépenser plus de 100 millions d'euros supplémentaires pour y construire une ville fantôme. Tout est prévu : métro, fleuve, ministères, gratte-ciel… « On doit se préparer aux opérations de guérilla urbaine », explique le capitaine Thomas Herzog. Lesquelles ? C'est toute la question…
Soixante-dix ans après la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne reste tiraillée entre le sentiment de culpabilité qui lui interdit toute légèreté avec la chose militaire et le poids politique qu'elle revendique sur la scène internationale. « Elle souffre du syndrome de Peter Pan, juge un général français. C'est la nation qui ne voulait pas grandir. » Et pourtant, comme l'illustre le centre d'entraînement de l'Altmark, le pays ne manque pas de ressources. Certes, les dépenses militaires représentent 1,3 % du PIB, contre 2,2 % pour la France. Mais hors pensions et nucléaire, les budgets de la défense des deux pays sont égaux, à 28 milliards d'euros.
Alors que le Bundestag vient d'approuver l'envoi de 330 militaires pour une mission de formation et de logistique au Mali, le rôle de la Bundeswehr reste un sujet de tension latente entre la France et l'Allemagne. Officiellement, Paris se réjouit du soutien allemand à l'opération Serval. « L'Allemagne fait ce qu'elle peut », expliquait en janvier un conseiller de François Hollande. Mais les critiques ne manquent pas non plus. « Vu sa puissance économique, on pourrait attendre de l'Allemagne qu'elle prenne plus de responsabilités, estime par exemple Hubert Védrine. En 2012, le pays n'a plus de raison d'avoir peur de son passé. »
Ambiguïtés
Dans son rapport remis en novembre au président de la République, l'ancien ministre des Affaires étrangères n'a pas hésité à parler « d'ambiguïtés allemandes », suscitant des grincements de dents outre-Rhin. De son point de vue, l'Allemagne a reculé en termes militaires depuis son intervention historique au Kosovo, en 1999. A Berlin aussi, ce débat existe. « Notre premier réflexe pour le Mali a été d'exclure toute intervention, constate Christian Mölling, chercheur à l'Institut allemand pour les questions internationales et de sécurité (SWP). Finalement, nous avons apporté notre aide, mais plutôt par mauvaise conscience. Au fond, nous ne savons pas quoi faire de la Bundeswehr. »
Pour le gouvernement, ces critiques sont infondées. « L'Allemagne assume pleinement ses responsabilités », insiste-t-on dans l'entourage de la chancelière Angela Merkel. Témoin, l'aide apportée au Mali, mais, surtout, la mobilisation en Afghanistan de 4.300 soldats, dont le Bundestag vient de prolonger le mandat, alors que la France et les Etats-Unis préparent leur retrait. Ou encore la présence des soldats allemands au Kosovo, où ils représentent la plus grosse force internationale. Sans compter d'autres missions, au Liban ou dans la Corne de l'Afrique. Au total, 6.200 soldats allemands sont mobilisés à l'étranger.
« La Bundeswehr joue presque un rôle global sans que cela fasse de remous en Allemagne, insiste Eberhard Sandschneider, directeur de l'institut allemand de politique étrangère (DGAP). Cela aurait été impensable il y a vingt-trois ans ! » De fait, si l'on tient compte du profond antimilitarisme de la société allemande, le chemin parcouru est spectaculaire depuis la chute du mur. Avec la réunification, la Bundeswehr a perdu sa fonction originelle : protéger l'Allemagne de l'Ouest contre une invasion du pacte de Varsovie. Et jusqu'au milieu des années 1990, le chancelier Helmut Kohl martelait qu'elle ne pouvait pas intervenir là où la Wehrmacht l'avait fait.
Le basculement a eu lieu en 1999, avec la décision très controversée du chancelier Gerhard Schröder et de son ministre des Affaires étrangères Verts, Joschka Fischer, d'intervenir au Kosovo dans le cadre de la KFOR, la force de maintien de la paix de l'Otan. L'argument était devenu inverse : parce que l'Allemagne avait occupé cette région, elle avait un devoir, une vocation disent certains, à y oeuvrer en faveur de la paix. Quitte à briser un tabou en intervenant sans mandat des Nations unies. Depuis, « il y a un grand consensus en Allemagne à la fois pour les interventions à l'étranger et pour notre rôle pacifique », note un haut fonctionnaire sans masquer la contradiction.
Cette philosophie domine aussi dans les rangs militaires. « La Seconde Guerre mondiale est une partie de notre histoire, mais nous devons aussi nous projeter vers l'avenir, estime l'adjudant-chef Clemens Niebuhr, formateur au centre d'entraînement de l'Altmark. Nous sommes une armée pacifique dans un pays ouvert sur le monde et n'avons pas besoin de nous cacher. » Une confiance en soi qui n'est pas sans rappeler la flamboyance de l'ancien ministre de la Défense Karl-Theodor zu Guttenberg, qui a réformé la Bundeswehr en supprimant la conscription et en en faisant une armée de métier, en 2010.
L'évolution se voit aussi dans la définition du débat sur l'intérêt national, notion elle aussi très sensible depuis la guerre. En mai 2010, le président de la République Horst Köhler démissionnait après avoir suscité une polémique en estimant que la Bundeswehr était là, aussi, « pour protéger les intérêts économiques de l'Allemagne ». Un an plus tard, le gouvernement publiait ses principes directeurs en matière de politique de défense. Parmi les intérêts nationaux : la liberté des voies commerciales… « La prospérité contraint à la responsabilité et cela vaut aussi pour la politique de sécurité allemande », avait alors déclaré le ministre de la Défense Thomas de Maizière.
Malgré ces avancées, qui traduisent une forme de normalité nouvelle pour l'Allemagne, ses alliés attendent plus d'elle. « J'ai moins peur de la puissance allemande que de l'inaction allemande », avait déclaré le ministre des Affaires étrangères polonais Radek Sikorski fin 2011. Quelques mois plus tôt, l'Allemagne avait choqué ses partenaires en refusant l'intervention en Libye, aux côtés de la Russie et la Chine. « Depuis l'abstention allemande sur la résolution de l'ONU concernant l'intervention militaire en Libye, certains de nos partenaires de l'Otan et d'Europe doutent de pouvoir compter sur l'Allemagne en cas de conflits chauds », reconnaissent les députés chrétiens-démocrates (CDU) Andreas Schockenhoff et Roderich Kiesewetter.
Le traumatisme de l'Afghanistan explique en partie cette décision, qui a laissé des traces. L'Allemagne y a envoyé ses troupes en 2001 par solidarité vis-à-vis des Etats-Unis. Douze ans plus tard, elle a l'impression d'être enfermée dans un bourbier. « Cette guerre n'a pas de sens, juge l'adjudant-chef Marco Weiss, qui y a passé six mois en 2006. Nous sommes venus pour aider un Etat qui, de fait, n'existe pas. » Il dit tout haut ce que les politiques pensent tout bas. Par ailleurs, en 2011, il n'était pas question pour la chancelière de prêter le flanc à la critique à quelques jours d'élections dans le Bade-Wurtemberg, où le parti pacifiste des Verts s'apprêtait à faire une percée historique.
Une politique européenne de sécurité et de défense
La décision à propos de la Libye reflète aussi la prudence allemande vis-à-vis de l'action militaire, qui doit rester un « ultima ratio » et n'intervenir que lorsque toutes les solutions politiques ont été épuisées. Le tout dans le cadre d'une approche globale civilo-militaire. Cette réserve est particulièrement défendue par le ministre des Affaires étrangères allemand, Guido Westerwelle. Mais elle aurait sans doute été mise en avant par les députés allemands, sans lesquels une intervention militaire ne peut être conduite. Car c'est aussi la particularité de la Bundeswehr : contrairement à l'armée française, qui peut intervenir sur ordre du président de la République, elle dépend du Bundestag, le Parlement.
Au sein de la coalition au pouvoir, certains réfléchissent à l'assouplissement de ce dispositif pour faire de l'Allemagne un partenaire plus fiable. Mais la députée des Verts Katja Keul met en garde. « Jamais une opération militaire n'a échoué à cause du Bundestag, dit-elle. Au contraire, cela peut créer du soutien pour les interventions. » Alors que les Français attendent des signaux clairs de l'Allemagne en faveur d'une réelle politique européenne de sécurité et de défense, par exemple au travers d'une coopération industrielle, cette spécialiste des questions d'armement reste sceptique. « Lorsqu'il a été question de réarmer l'Allemagne, en 1954, c'est la France qui a le plus craint de voir notre pays redevenir une puissance militaire », rappelle-t-elle.
Le chiffre : 202.000 soldats
Le nombre de soldats au sein de l'armée allemande. 6.200 d'entre eux sont actuellement mobilisés à l'étranger.
Les points à retenir
Soixante-dix ans après la Seconde Guerre mondiale, l'Allemagne continue à s'interroger sur le rôle qui doit être dévolu à son armée.
En 1999, Berlin a brisé un tabou en acceptant d'intervenir au Kosovo. Depuis, des militaires allemands ont été dépêchés dans d'autres régions du monde, en particulier en Afghanistan, où 4.300 d'entre eux sont mobilisés.
Contrairement à l'armée française, qui intervient sur ordre du président de la République, la Bundeswehr ne peut entrer en action que si le Parlement l'y autorise.