En décollant de la base spatiale européenne, Soyouz démarre une seconde vie.
R. Lietar/ESA-CNES- ArianeSpace
Le lancement du vaisseau russe, figure de proue de l'épopée spatiale, initialement prévu ce jeudi à 12h34 à la base spatiale européenne de Guyane, a été décalé de
24 heures.
Une mesure de vodka, une autre de rhum, une lampée de Schweppes, le tout arrosé de sirop de gingembre et de citron vert: c'est le cocktail détonant inventé par les Russes pour saluer, depuis le
Centre spatial guyanais proche de Kourou, le lancement de leur fusée Soyouz, figure de proue de l'épopée spatiale. Une première mondiale. Le rendez-vous, initialement fixé pour ce jeudi 20
octobre, à 12h34, a été décalé de 24 heures. "L'aboutissement de cinquante ans de partenariat franco-russe", résume Yannick d'Escatha. Le président du Centre national d'études spatiales (Cnes) ne boude pas son plaisir, tout fier, comme les équipes du site, de voir Soyouz, increvable 2 CV de
l'espace, amorcer en lisière de savane une deuxième vie. "Peut-être qu'un jour des vols habités catapultés par Soyouz partiront de Guyane", se prend à rêver Michel Eymard, le directeur des
lanceurs du Cnes.
On en est loin. Si le projet de construire ici une réplique de Baïkonour - le port d'attache du vaisseau russe - a séduit nombre d'ingénieurs, l'affaire n'a rien d'une promenade de santé. Classé
"installation prioritaire de défense", le site guyanais est d'abord le jardin d'Ariane 5, le lanceur européen. Un champion jalousement gardé. Pour prévenir toute tentative de sabotage ou
d'espionnage industriel, les installations du Centre ont été mises sous haute protection. Il était indispensable que l'enclave dévolue au partenaire russe jouxte des bâtiments d'où des satellites
bourrés de technologies souvent made in USA embarquent à bord d'Ariane. L'ensemble de lancement Soyouz a donc pris ses quartiers à une vingtaine de kilomètres de là.
Partenaires, mais à distance respectable. Les ingénieurs du Soyouz, du reste, sont tout aussi attentifs à protéger leur savoir-faire. "Accès réservé au personnel russe", confirment un peu partout
de grands panneaux. Les secours, confiés, à un détachement des sapeurs-pompiers de Paris, ne circulent alentour que sous escorte. "C'est la conséquence de l'accord sur la protection des biens
russes", commente Bernard Chemoul, le responsable protection-sécurité des lieux. Quels biens? L'intéressé baisse la voix, évoque des "locaux sécurisés pour stocker plans de vols et logiciels".
Muni de codes confidentiels, seul le personnel russe y accède, apposant leurs scellés après chaque passage.
Des ouvriers russes en tongs et sans harnais de sécurité!
Drôle de cohabitation, que cette amitié née avec le débarquement, en juin 2008, d'une quarantaine d'individus à la mine de papier mâché venues de l'Est. Dès le début, les pratiques des Russes,
côté chantier, se sont révélées à des années-lumière de celles des Européens. Ceux qui ont été chargés de superviser leur installation ont encore des sueurs froides en évoquant ces
ouvriers-monteurs se baladant en tongs, sans harnais de sécurité, sur des poutrelles à quinze mètres du sol. Ici, tout le monde se souvient de l'affaire du portique mobile, gigantesque meccano de
52 mètres de hauteur. Destiné à abriter Soyouz sur le pas de tir, il a fallu revoir de fond en comble sa conception après la faillite du constructeur russe, un sous-traitant fabriquant de
manèges.
"Malgré les retards, nous avons noué de solides relations avec nos
amis russes", assure néanmoins Michel Eymard. Malgré le choc des cultures, surtout. Etablir le scénario des premières minutes du lancement, dans l'hypothèse où le lanceur dévie de sa course et
doit être détruit, n'a pas été une mince affaire. "Avec Ariane, c'est notre équipe de sauvegarde qui interrompt le vol et commande la désintégration, explique Emmanuel Sanchez, directeur des
opérations. Les Russes, eux, s'en remettent à l'informatique de bord. Elle décide seule, de couper les moteurs." Inacceptable pour les Européens. "Ne pas garder la main sur ce qui peut se passer
au-dessus de l'espace guyanais équivaudrait à renoncer à notre souveraineté nationale", décrypte Yannick d'Escatha. Résultat: le Soyouz en partance est un hybride. Doté de son mécanisme
d'origine, il est aussi équipé d'un système d'appoint, un "kit de sauvegarde européen" que les équipes du Cnes activeront, si besoin.
"Aujourd'hui on insiste plus sur ce qui nous réunit que sur nos différences", reconnaît Jean-Claude Garreau, l'ingénieur périgourdin chargé d'orchestrer pour Arianespace le premier tir. On
découvre les rituels de chacun - les uns partant brûler des cierges à la chapelle d'Iracoubo avant le compte à rebours d'Ariane ; les autres faisant le tour du vaisseau. On affiche les symboles,
telle cette "pierre de Gagarine", prélevée sur le site de Baïkonour, qui trône à l'entrée du centre de contrôle afin de marquer la continuité de l'aventure d'un continent à l'autre. Spassiba!
Merci les Russes! A l'hôtel du Fleuve de Sinnamary, la bourgade la plus proche, Sébastien Haddad, le patron, se frotte les mains. Le Russe est bon client. Pour lui, un mois de salaire ici
équivaut à trois mois et plus au bercail."
En échange, on est aux petits soins. Sortie en catamaran aux îles du Salut, creusement d'un canal de dérivation derrière la piscine de l'hôtel pour que ces messieurs pagaient jusqu'à leur coin de
pêche favori... Un pavillon aux allures de pagode est aussi à disposition pour faire la fête, loin des regards indiscrets. Ancien du 2e REP, passé par Kolwezi, Haddad évoque, admiratif, la
descente et la discipline de ses paroissiens. "Dispos dès 5 heures du matin pour le petit déjeuner. Prêts pour le premier départ en bus." Un intermède routier qui agace les Russes, pas très
heureux d'être ainsi "accompagnés" pour rejoindre leur QG.
Pas question, toutefois, que le site devienne le "cosmodrome russe de Sinnamary", comme l'a écrit la presse moscovite. Le maire, Jean-Claude Madeleine, s'agace encore de la formule. D'accord pour
que Soyouz joue les vedettes ; pour que les Russes mettent la commune sur la carte des grands sites du spatial et qu'ils fassent tourner le commerce. Mais l'affaire doit s'arrêter là. L'affiche
plantée au bord de la route de l'Espace, est on ne peut plus claire: "Sinnamary
terre d'accueil de Soyouz en Guyane."
Satellites : l'effet Kourou
Lancer un satellite depuis la Guyane est une aubaine. Proche de l'équateur, le centre spatial bénéficie de ce que les spécialistes appellent l'effet de fronde - l'énergie fournie par la vitesse
de rotation de la Terre autour de l'axe des pôles. Ce qui assure au lanceur une vitesse supérieure à Kourou (460 mètres/seconde) à ce qu'elle est à Baïkonour (325 mètres/seconde). De quoi
améliorer les performances du ou des satellites à mettre en orbite en opérant à un moindre coût en carburant. Un plus commercial qui ne laisse aucun client indifférent. Désormais, selon le
volume et le poids de leur(s) satellite(s), ils ont le choix : lancer avec Soyouz des engins de 3 et 5 tonnes, embarquer sur Ariane V des gabarits plus lourds (10 tonnes). Ou encore, à
l'avenir, recourir au petit lanceur Vega, capable de catapulter des charges utiles légères (1,5 tonne).
R. d V.