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24 mai 2014 6 24 /05 /mai /2014 19:55
Jean-François Fiorina avec le Général Hingray

Jean-François Fiorina avec le Général Hingray

 

22.05.2014 Jean-François Fiorina  - notes-geopolitiques.com

 

Le général Frédéric Hingray commande la discrète mais puissante brigade de renseignement (BR) de l’armée de Terre. La géopolitique, il la pratique très concrètement au quotidien. Car la connaissance du terrain est indispensable à la bonne compréhension des situations et de l’environnement dans lequel agit la force.

 

Pour lui, il existe d’ailleurs des analogies entre guerre et guerre économique. Dans les deux cas, il faut trouver la bonne information au bon moment, la vérifier et l’exploiter au mieux pour prendre la bonne décision, rapide et pertinente, en toute confidentialité. Un entretien rare sur cette unité peu connue mais hautement spécialisée, qui intervient sur tous les théâtres d’opération où sont déployés nos soldats.

 

Le renseignement est sans doute aussi ancien que l’art de la guerre. En quoi est-il aujourd’hui indispensable à la conduite des opérations militaires ?

 

L’enjeu aujourd’hui comme hier est inchangé : il s’agit toujours de savoir pour comprendre les situations, l’environnement, et agir à bon escient, souvent dans l’urgence, afin de prévenir les menaces, les désamorcer, les contrer, les neutraliser. Bref, il s’agit toujours de dominer l’adversaire (supériorité opérationnelle), un adversaire qui a beaucoup changé de nature depuis la fin de la guerre froide et des grands conflits classiques du type « guerre du Golfe ».

 

Aujourd’hui, les opérations militaires sont d’abord confrontées à l’individualisation de la menace : un ou des terroristes ou un ou des petits groupes d’assaillants, un EEI – engin explosif improvisé – posé sur le passage d’un convoi, un tir de roquette soudain contre une emprise militaire, etc.

 

Ensuite, il y a l’aspect asymétrique à prendre en compte : ce ne sont pas forcément des troupes organisées et identifiables, en uniforme, qui s’opposent à nous, mais des groupes armés hétérogènes, à l’exemple des réseaux et groupes extrémistes ou djihadistes immergés le plus souvent dans la population.

 

La seconde caractéristique des conflits modernes est l’environnement humain permanent dans lequel se déroulent les opérations militaires, populations victimes directes ou collatérales des actes de violence perpétrés par nos adversaires, qu’il convient d’épargner et de protéger tout en ayant conscience qu’en leur sein se cachent facilement ces mêmes adversaires.

 

Dans ce contexte, le renseignement doit être beaucoup plus précis, exhaustif et réactif pour permettre l’action efficace, tout en s’appuyant sur des informations beaucoup plus fugaces et morcelées que par le passé, dont il convient de s’assurer de la pertinence et de la robustesse dans des délais contraints.

 

Quelles analogies voyez-vous avec les systèmes d’intelligence économique (IE) mis en oeuvre par les entreprises pour anticiper et gérer les risques liés à une implantation à l’étranger, a fortiori en zone instable ?

 

L’analogie réside, je crois, dans la capacité à saisir la bonne information au bon moment, à s’assurer de sa validité, et à l’exploiter dans un cycle décisionnel approprié pour obtenir une appréciation de situation consolidée et partagée, propice à la prise de décision rapide et pertinente, tout en garantissant en permanence la confidentialité de l’information et de son traitement.

 

Évidemment, l’IE s’exerce sur un autre théâtre que celui des opérations militaires et les enjeux sont plus économiques et liés aux risques, avec des enjeux sécuritaires en principe moins prononcés mais qu’il convient aussi de bien prendre en considération.

 

Vous commandez la brigade de renseignement de l’armée de Terre depuis bientôt deux ans. Le grand public connaît peu cette unité très spécialisée, qui intervient pourtant sur tous les théâtres d’opération où sont déployés nos soldats. Pouvez-vous nous en dire davantage ? Quelles sont ses principales missions ?

 

La BRENS est une grande unité spécialisée des forces terrestres. Elle appartient à l’armée de Terre. Il convient de la distinguer des « services de renseignement » nationaux qui relèvent du ministre de la Défense avec lesquels existent bien sûr des synergies, notamment avec la DRM (direction du renseignement militaire), qui est un employeur de nos capacités.

 

La brigade est constituée de 5 régiments spécialisés dans le renseignement d’origine humaine (ROHUM), image (ROIM), électromagnétique (ROEM), géographique (GEO) et d’un petit état-major (60 personnes), soit au total environ 3600 personnes. Son centre de gravité est situé en Alsace.

 

Ma mission est de former les hommes et les femmes du renseignement terrestre dans ces 4 spécialités, les entraîner à la maîtrise des moyens et des procédures associées et à opérer ensemble, les intégrer dans des structures « multicapteurs » réunissant tout ou partie de ces différentes spécialités, sous un commandement unique, afin de conduire des opérations de recherche en appui et au rythme d’une force aéroterrestre déployée sur un théâtre d’opération.

 

Comment s’organisent concrètement le recueil et le traitement du renseignement sur un théâtre d’opération ? Quelle est l’importance donnée à la connaissance du terrain, au sens géographique et humain du terme, et plus largement à l’analyse géopolitique dans le traitement des informations recueillies ?

 

Pour ce qui est de l’organisation et du traitement, les unités de recherche mettent en oeuvre leurs capacités (capteurs spécialisés) pour obtenir, chacun dans leur domaine, des informations sur un certain nombre de cibles, d’objectifs ou de thématiques, dans l’espace et dans le temps.

 

Ces informations correspondent à un besoin précis, établi par l’état-major opérationnel qu’elles sont chargées d’appuyer, selon un ordre de priorité bien défini. Une fois acquises, ces informations sont exploitées, c’est-à-dire mises en forme, analysées, capitalisées en bases de données, croisées, etc. puis synthétisées sous forme de productions selon des formats et un timing normés, afin d’être utiles à la décision du commandant d’opérations et de son état-major dans les délais prescrits.

 

La géopolitique, nous la mettons en pratique tous les jours. Car la connaissance du terrain (au sens physique et humain) est absolument indispensable à la bonne compréhension des situations et de l’environnement dans lequel agit la force.

 

Sinon, on risque par exemple de commettre de graves impairs vis-à-vis des acteurs locaux (par exemple, méconnaissance des traditions locales et des réalités ethniques et confessionnelles) ou encore de mettre la force en difficulté sur un terrain défavorable à la manoeuvre.

 

Plus généralement, le géo-référencement des informations de toute nature (imagerie, activité humaine et incidente, points déterminants du terrain, etc.) ainsi que leur datation le cas échéant ajoutent à la compréhension fine d’une réalité de terrain qu’il convient de restituer le plus fidèlement aux décideurs, de densifier dans le temps et de conserver en mémoire, notamment avec l’aide d’outils d’information géographiques puissants.

 

L’analyse géopolitique est évidemment essentielle à la décision de niveau stratégique et opérative (niveau du théâtre d’opération considéré) et le renseignement acquis sur le terrain, comme la bonne connaissance des réalités de la géographie physique et humaine, y contribuent mais pas uniquement.

 

En effet, des aspects historiques, sociaux, ethnoculturels, confessionnels et politiques interviennent dans cette analyse, aspects qui complètent et expliquent parfois l’apport en informations permis par la mise en oeuvre des capacités et compétences tactiques fournies par les seules unités de renseignement.

 

C’est pour cela qu’il est important que nos unités soient « acculturées », familiarisées, à un théâtre d’opérations avant de s’y déployer et de remplir leurs missions sur le terrain. Cette immersion est réalisée au cours de ce qu’on appelle la « mise en condition avant projection », grâce à l’intervention d’organismes spécialisés et d’experts de ces sujets.

 

Quel rôle jouent les nouvelles technologies, Internet et les réseaux sociaux dans la collecte et le traitement du renseignement ? Compliquent-ils la donne ou au contraire sont-ils pour vous des sources intéressantes ?

 

Les nouvelles technologies, Internet (et plus généralement les réseaux) jouent bien sûr un rôle croissant car des échanges d’informations denses s’opèrent par cette voie. Le nombre accru des communications par satellites en est l’exemple le plus illustratif. Et Internet recèle des informations accessibles en « sources ouvertes » dont beaucoup présentent un intérêt incontestable.

 

Encore faut-il pouvoir trier le « bon grain de l’ivraie ». Les réseaux (au sens Internet), plus précisément, peuvent le cas échéant faire partie de l’environnement des forces en fonction du théâtre des opérations, en plus des moyens de communication plus traditionnels (radios de différentes fréquences, téléphonie mobile, etc.). Il y a de plus des passerelles entre ces deux mondes, réseaux et moyens de communication classiques, ce qui rend le spectre électromagnétique encore plus complexe à appréhender.

 

C’est évidemment un des défis à relever pour nous dans le proche avenir, y compris dans le cadre de la cyberdéfense qui fait l’objet d’une priorité stratégique dans le Livre blanc.

 

En quoi consiste plus particulièrement le renseignement d’origine électromagnétique ? La France est-elle à niveau dans ce domaine – au regard en particulier des moyens des États- Unis par exemple ?

 

Le renseignement d’origine électromagnétique couvre l’ensemble des renseignements de nature opérationnelle ou technique issus d’une interception « non coopérative » dans le spectre électromagnétique. Il a pour but de recueillir soit de l’information tirée de l’interception ou de l’écoute des télécommunications (contenu), soit de décrire l’émission électromagnétique elle-même (contenant, comme par exemple les fréquences ou autres informations techniques).

 

De plus, les moyens ROEM ont également une capacité d’attaque par la mise en oeuvre de mesures de guerre électronique, au premier sens du terme, c’est-à-dire de brouillage, de déception ou d’agression électromagnétique. La France a consenti des investissements réguliers et adaptés au besoin dans ce domaine.

 

Nous avons des capacités performantes et tout à fait compétitives par rapport à celles de nos principaux partenaires, avec plusieurs desquels nous coopérons d’ailleurs dans ce domaine au sein de l’OTAN.

 

Des entreprises françaises sont parfois implantées depuis longtemps dans les régions où vous êtes conduits à vous déployer, notamment en Afrique. Utilisez-vous leur connaissance des réalités locales et leurs réseaux dans le cadre de vos missions ? Plus généralement, ne serait-il pas utile de mieux faire collaborer – sur le modèle anglo-saxon – les entreprises privées avec les armées lorsque les intérêts de la Nation sont en jeu ?

 

Les acteurs économiques nationaux implantés à l’étranger sont évidemment des interlocuteurs de premier plan qui connaissent bien les réalités des territoires où ils sont implantés de longue date. Ils sont d’ailleurs régulièrement associés aux échanges qui s’opèrent, sous l’égide de nos représentations diplomatiques (ambassadeurs, attachés de défense), sur les questions de sécurité, ne serait-ce que dans le cadre de la veille sécuritaire classique et de la mise à jour des mesures de protection, de regroupement ou d’évacuation en cas de situation dégradée.

 

Si des entreprises françaises étaient stationnées dans un pays faisant l’objet d’une intervention militaire de la France, il est évident que les militaires entreraient en contact avec leurs représentants, d’abord et surtout pour s’assurer de leur sécurité et, le cas échéant, recueillir leurs témoignages avertis.

 

Mieux faire collaborer les entreprises privées avec la défense est une démarche qui existe déjà dans le cadre de certains marchés d’externalisation. Je pense ici à des aspects logistiques, maintenance d’équipements ou appui au stationnement des forces. D’autres prestations sont possibles, comme la fourniture de services liés à l’information ou à l’imagerie aérienne. D’autres pistes encore sont explorées.

 

Il existe par exemple des besoins de protection du trafic maritime privé (contre la piraterie) qui ne peuvent être entièrement satisfaits par les États. C’est un sujet connu qui fait l’objet d’une réflexion partagée, alors que les armées sont appelées à réduire leurs effectifs conformément aux nouveaux contrats opérationnels qui leurs sont fixés par le Livre blanc.

 

Compte tenu du format de la Défense nationale, les armées utilisent proportionnellement toujours davantage de réservistes. De jeunes diplômés d’écoles de management comme celle de Grenoble, dont l’une des spécificités tient à l’enseignement de la géopolitique, peuvent-ils constituer des recrues de choix pour vous ? Et qu’apprendraient ces réservistes en servant au sein de la brigade de renseignement pour gagner en performance dans leurs fonctions de management, notamment à l’international ?

 

Oui sans aucun doute, les jeunes diplômés d’écoles de management comme celle de Grenoble peuvent constituer des recrues de choix pour notre brigade et plus généralement pour la fonction renseignement de l’armée de Terre et des armées dont la mission est de rechercher et d’exploiter des informations variées pour mieux appréhender et comprendre en profondeur des situations géopolitiques ou militaires complexes.

 

L’exemple de nos homologues britanniques est d’ailleurs intéressant à observer et peut servir de modèle à certains égards. En effet, ils recrutent beaucoup plus de réservistes que nous dans leurs unités spécialisées (Intelligence Battalions). Ceux-ci se consacrent à l’analyse et à l’exploitation d’informations opérationnelles et d’environnement, et fournissent un appui important au commandement sous forme de conseils et d’assistance, du fait de leur connaissance approfondie de certains domaines utiles à la compréhension intelligente des situations conflictuelles (ethnologie, histoire, géographie physique et humaine, etc.).

 

En servant comme réservistes au sein de la brigade de renseignement, de jeunes cadres d’entreprise acquerront une connaissance très concrète des opérations de recherche du renseignement et du processus d’aide à la décision appuyé par le renseignement.

 

Cette expérience pourra leur être utile également à l’international car ce sujet est partagé entre les forces armées des pays alliés et nous avons des échanges fréquents sur nos manières d’opérer entre partenaires, dans le cadre de la communauté « ISTAR » (Intelligence, Surveillance, Target Acquisition and Reconnaissance).

 

Beaucoup de capacités mises en oeuvre par les forces armées aujourd’hui, dont certaines élaborées en synergie avec nos alliés, anglo-saxons notamment, ont été développées à partir d’une réflexion conceptuelle approfondie sur cette compétence centrale qu’est la maîtrise du renseignement opérationnel, nécessaire à tout décideur pour savoir et agir rapidement et à bon escient, qu’il soit civil ou militaire.

 

Par ailleurs, l’art du commandement est toujours une valeur centrale dans les armées, objet d’un enseignement continu et de pratiques éprouvées dans le cadre d’un exercice à la fois hiérarchique et transverse de l’autorité.

 

La qualité des relations humaines et du travail en réseau constitue un des leviers essentiels de ce que l’on appelle le « dialogue de commandement », qui conditionne pour une large part la performance collective. J’imagine que c’est exactement la même chose dans le management d’une entreprise.

 

En matière de commandement (management) et de renseignement, faire un peu de benchmark sur la manière de faire des militaires est donc toujours pertinent pour l’entreprise en 2014 !

 

 

La brigade de renseignement de l’armée de Terre vient de publier le 1er numéro de CODEX – De l’information à l’action. Consacrée à l’actualité du renseignement et des enjeux de l’information décisionnelle, cette newsletter mensuelle entend bâtir des ponts entre décideurs politiques, militaires et économiques conscients de la nécessité de « connaître » et « anticiper » pour conduire leur stratégie. Pour s’inscrire à la liste de diffusion, adresser une demande à : offcom.brens@gmail.com

 

 

Géopolitique du renseignement militaire

 

A propos de Frédéric Hingray

 

Frédéric HingrayFrédéric Hingray intègre l’Ecole spéciale militaire de Saint-Cyr Coëtquidan en 1982, puis choisit les Troupes de marine. Après une année de formation à l’Ecole d’application de l’infanterie à Montpellier (1985-1986), il sert comme lieutenant au 8ème régiment parachutiste d’infanterie de marine à Castres. Il est engagé successivement au Gabon puis en Nouvelle-Calédonie.

 

En 1989, promu capitaine, il est désigné pour servir au 2ème régiment parachutiste d’infanterie de marine (RPIMa) à Saint-Pierre (La Réunion) comme chef de section. Il est également engagé aux Comores. Muté au 1er régiment parachutiste d’infanterie de marine de 1991 à 1994 à Bayonne, il y commande la 3ème compagnie. Il est ainsi engagé en Somalie et en République Centrafricaine.

 

En 1994, promu chef de bataillon, il est affecté à l’Ecole d’application de l’infanterie au sein du groupement d’application des officiers. Il y occupe les fonctions de commandant de brigade puis de commandant de groupe.

 

Après sa réussite au concours de l’enseignement militaire supérieur scientifique et technique en 1996, il suit l’enseignement de l’Ecole des mines à Nancy puis de la 25e promotion du Cours supérieur d’état-major canadien à Toronto. Il est promu lieutenant-colonel en 1998.

 

A son retour en 1999, il rejoint l’encadrement du Collège interarmées de défense à Paris, en charge du projet « simulation interarmées ». En 2001, il est affecté comme adjoint « opérations » au sein du Commandement des opérations spéciales (COS). Il est de nouveau engagé au Kosovo, en Côte d’Ivoire et en Afghanistan, et est promu colonel en 2003.

 

Il commande le 6e bataillon d’infanterie de marine et les Troupes françaises à Libreville au Gabon de juillet 2005 à juillet 2007. Affecté en septembre 2007 à l’Etat-major de l’armée de Terre, il y occupe la fonction de chef de section au sein du bureau « prospective études synthèse ».

 

De 2009 à 2010, il est auditeur de la 59e session du Centre des hautes études militaires (CHEM) et de la 62e session de l’Institut des hautes études de la défense nationale (IHEDN), puis jusqu’en juillet 2012, il est le chef du bureau réservé du cabinet du ministre de la défense.En août 2012, il est nommé général et commandant de la brigade de renseignement à Haguenau à la même date.

 

Le général HINGRAY est officier de la Légion d’Honneur, il est titulaire de la croix de la valeur militaire avec trois citations.

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30 mai 2013 4 30 /05 /mai /2013 18:00
Livre blanc sur la défense : Quel impact pour l’industrie française ?

30.05.2013 Par Jean-François Fiorina, Directeur de l’ESC Grenoble  - CLES Note hebdomadaire d’analyse géopolitique

 

Le nouveau Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale (LBDSN) a été publié fin avril 2013 avec plusieurs mois de retard. Au cours de son élaboration, les débats ont été vifs, les négociations rugueuses. Budgétairement parlant, le pire a été évité. Mais l’effort de défense reste bien faible.

 

Avec en 2014 et 2015 respectivement 1,5 % et 1,3 % du PIB alloué à cette fonction, la France prend le risque de dégrader sérieusement ses capacités d’action. Pour y pallier, le Livre blanc prévoit de « consentir à des interdépendances mutuelles » avec nos partenaires européens et définit une nouvelle politique visant au « maintien d’une industrie de défense parmi les premières mondiales », à même d’assurer « l’autonomie stratégique de la France ». L’un des enjeux majeurs des prochains mois sera de traduire ces formules en faits concrets au sein de la future loi de programmation militaire (LPM). Reste également à s’assurer que les modalités de mise en œuvre concilieront réalisme économique, rigueur budgétaire et vision stratégique. Et si c’était, justement, cette vision stratégique qui nous faisait défaut ?…

 

La France s’est dotée à plusieurs reprises d’un Livre blanc sur la défense. À chaque fois, l’objectif visait « à définir les principes, les priorités, les cadres d’action et les moyens qui assureront dans la durée la sécurité de la France ». Le premier, en 1972, a codifié la doctrine de dissuasion nucléaire. Le second, en 1994, a tiré les conséquences de la fin de la Guerre froide. Et celui de 2008 a étroitement lié défense et sécurité au sein d’une « approche globale ». Le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale (LBDSN) de 2013 est justifié par « la crise financière mondiale, devenue économique et [par] les événements liés au Printemps arabe ». En clair, l’effort de défense devra être « cohérent avec le nécessaire assainissement des finances publiques » tout en assurant « l’adéquation dans le temps de notre outil de défense et de sécurité nationale avec nos responsabilités internationales et l’évolution de notre environnement stratégique ». Un exercice difficile, qui ne peut faire l’impasse sur la refonte de la politique industrielle de défense.

 

Panorama de la BITD française

 

La base industrielle et technologique de défense (BITD) représente l’ensemble des entreprises qui permettent aux armées de conduire leurs opérations. Au total, la BITD est composée de plus de 4000 sociétés – un nombre relativement faible par rapport à aux autres secteurs d’activités spécialisés – pour un chiffre d’affaires global de 17,5 milliards d’euros en 2011. Elle emploie directement 80000 personnes et assure indirectement le maintien de 85 000 emplois, dont un grand nombre hautement qualifiés et non délocalisables. Plus du tiers des entreprises de la BITD sont des entreprises industrielles, ce qui représente un atout non négligeable à l’heure de la politique de réindustrialisation.

 

Mais la BITD renvoie d’abord « aux unités qui concourent à la production des systèmes d’armes et des équipements létaux (de la R&D jusqu’à l’entretien) », rappelle l’économiste Sylvain Moura. Constitué de 2 700 entreprises, ce noyau dur permet, « via les programmes d’armement, l’autonomie stratégique. [Il est] directement concerné par les choix d’équipements militaires. Enfin, [il] représente le cœur des compétences en indus- trie de défense et en recherche et développement ». La BITD – qu’elle soit terrestre, aéronautique ou navale – est donc étroitement liée aux choix stratégiques définis par les politiques publiques de défense. Elle est en quelque sorte la traduction industrielle et technologique des contrats opérationnels des armées.

 

L’édification de la BITD française a été assurée dans les années d’après-guerre par de grands contrats d’armement nationaux. Ces dernières années, la baisse des investissements étatiques et des crédits de défense tendent à modifier profondément le paysage industriel du secteur. Le recours à la location longue durée gagne du terrain, l’achat sur étagère n’est plus tabou et l’export est devenu incontournable pour la survie économique des entreprises. Autant de bouleversements dont il faut désormais tenir compte.

 

La politique industrielle du livre blanc

 

Si les précédents « Livres » n’avaient pas – ou peu – évoqué le rôle de la BITD dans l’élaboration de la stratégie de défense, le document de 2013 consacre une partie non négligeable à la question industrielle et fixe les grandes lignes d’une politique ambitieuse en la matière. En résumé, il s’agit de « préserver pour des raisons stratégiques un certain nombre de capacités technologiques clefs indispensables à notre autonomie stratégique et assurer pour des raisons économiques et sociales l’avenir de l’industrie de défense ».

 

Le LBDSN insiste d’abord sur « le maintien d’un budget significatif en matière de recherche et de développement ». Louable intention, mais qui oublie de préciser que « ces dernières années ont vu les crédits-amonts du ministère de la défense amputés de plus de 25 % par rapport à ce qui avait été initialement provisionné » (voir CLES n°74). Bref, les financements continueront de manquer et les industriels devront assurer la prise en charge d’une partie croissante de la recherche. Reste à savoir comment. Une partie de la réponse réside dans l’exportation. Indispensable complément d’un budget national insuffisant, elle permet d’assurer la pérennité de l’activité industrielle française. C’est pourquoi le Livre blanc préconise également que l’État accompagne davantage « ses grands partenaires en mobilisant à cet effet [l’ensemble de] ses compétences ». Mais là encore, peu de propositions concrètes. Le Livre blanc rédigé par l’industrie de défense française (CIDEF) en 2012 est plus explicite : dispositif de soutien ad hoc aux PME, nomination en ambassades de personnels qualifiés sur les questions industrielles, « cellule apte à assurer la présentation des équipements utilisés en opération », etc.

 

Le LBDSN appelle ensuite à « l’exploitation systématique de toutes les voies de coopération en matière d’armement », pendant industriel des « interdépendances mutuelles » ou partage des capacités. L’exemple réussi dans l’industrie des missiles entre la France et le Royaume-Uni a vocation à s’étendre à d’autres domaines et à d’autres partenaires européens. Pour ce faire, la France demandera « la mise en place de cadres communs pour le soutien d’une base industrielle de défense européenne ». Mais qui dit BITD européenne, dit stratégie commune. Et c’est bien là que réside la plus grande difficulté. Le volet industriel n’est jamais que l’une des modalités d’action pour une politique de défense qui doit être partagée par tous. Quels équipements produire ensemble pour satisfaire autant les grandes puissances interventionnistes que les petits États qui ne comptent pas projeter leurs troupes hors de leur territoire?

 

Enfin, produire à l’échelle européenne exige que les BITD nationales ne soient pas dans un rapport de force trop inégal. Si la France a entamé une restructuration nationale dans le naval et l’aéronautique, son secteur terrestre est encore trop fragmenté pour affronter la concurrence intracommunautaire. C’est pourquoi le Livre blanc envisage « le recours à tous les moyens dont dispose l’État, comme actionnaire, comme client et comme prescripteur, pour faciliter les restructurations industrielles qui s’imposent à l’échelle européenne ». La récente annonce par le Premier ministre de la vente des participations publiques est-elle un premier pas en ce sens?

En attendant l’Europe de la défense…

 

De façon générale, et tout particulièrement concernant la politique industrielle, le Livre blanc en appelle à plus d’Europe. « L’évolution du contexte géopolitique, économique et budgétaire commande d’approfondir le développement volontariste de convergences stratégiques entre Européens ». Ici, selon Les Échos, « la concentration de déclarations d’intention est impossible à résumer ». Rien de bien nouveau n’est proposé, si ce n’est l’approfondissement de mécanismes et institutions déjà existants. Et pourtant, l’Union européenne est présentée comme le remède essentiel aux maux de l’industrie de défense française. « L’expérience montre que [l’harmonisation] ne se fera pas sans une impulsion politique forte. La France affirme pour sa part sa disponibilité à mettre en œuvre une telle démarche. L’intérêt dans le domaine industriel du processus de mutualisation et de partage (pooling and sharing) engagé dans le cadre européen est réel ». Véritable stratégie ou credo politique ? À l’heure où l’intégration européenne est en panne, et l’Union dans son ensemble en crise, n’est-il pas illusoire d’en attendre beaucoup dans un domaine régalien par excellence ?

 

Une BITD commune, même de façon partielle, est indissociable du projet d’Europe de la défense. Elle est le préalable indispensable à l’élaboration d’une poli- tique industrielle cohérente. Un Livre blanc de la défense européen a bien été tenté, sans succès. En attendant, le LBDSN en est réduit à espérer que « l’Europe de la défense se construira à travers ses opérations dans lesquelles ses capacités civiles et militaires se compléteront et se renforceront mutuellement » (LBDSN). À cet égard, la récente crise malienne ne laisse présager rien de bon. Surtout, la politique des « petits pas » chère à Robert Schuman requiert du temps. Et il n’est pas sûr que l’on en dispose.

 

 Pour aller plus loin

 

Livre blanc sur la défense

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