Depuis 2008, les armateurs de navires français bénéficient de la protection de la Marine nationale pour prévenir les risques d'attaques pirates, mais ne sont pas autorisés à embarquer des gardes armés. photo Marine Nationale
28-03-2014 CC G. Desvignes, étudiant à l’Ecole de Guerre, promotion "Ceux de 14" - Challenges.fr
Le 8 avril, les députés vont examiner un projet de loi sur les "activités privées de protection des navires". Une privatisation salutaire qui arrive un peu tard.
Le projet de loi sur les "activités privées de protection des navires" est présenté à l’assemblée le 8 avril. Il s’agit d’autoriser la présence de gardes armés à bord de navires battant pavillon français croisant dans les zones infestées de pirates, comme dans le Golfe d’Aden ou du Niger. Mais, ce projet autorise aussi la création "d’entreprises privées de protection des navires". Problème: le retard pris par ce débat risque de pénaliser une offre française qui arrive dans un marché déjà mature.
La protection privée des navires fait partie du domaine plus vaste des services liés à la sécurité et à la défense, qui comprend des domaines aussi variés que l’audit sécuritaire, le soutien logistique aux armées, la formation ou encore la protection (armée ou non) de sites ou de personnes. En France, ce secteur suscite une réticence quasi-généralisée. D’une part, parce qu’il est souvent confondu, à tort, avec la notion de "mercenariat" ; et d’autre part, parce que les grands ministères régaliens, et en particulier la Défense, craignent qu’il ne provoque l’externalisation d’une partie de leurs compétences.
Un marché de 400 milliards de dollars
En février 2012, la commission de la défense et des forces armées de l’Assemblée nationale publiait d’ailleurs un rapport d'information sur les sociétés militaires privées (SMP), pudiquement dénommées en France entreprises de services de sécurité et de défense (ESSD). Ce rapport rédigé par les députés Ménard et Viollet fait le constat d'un secteur français fragile et peu structuré et prône la mise en place d'une régulation étatique pour favoriser son "essor rapide".
De fait, ce marché est estimé à 400 milliards de dollars en 2020! La volonté est noble : elle consiste à vouloir créer un modèle d'entreprise dont l’éthique serait garantie par l'Etat à travers un dispositif d'agréments et de contrôle. Dans ce contexte, le projet de loi sur la protection privée des navires battant pavillon français peut être perçu comme les prémices d’une prise en compte par l'Etat de la privatisation des services liés à la sécurité et la défense.
Il semble néanmoins que la volonté soit moins ambitieuse, et exclusivement inspirée par la faible attractivité du pavillon national. En effet, en ce début d'année 2014, la France reste l’un des tous derniers Etats maritimes de l’Union européenne à interdire la présence de gardes privés à bord des navires battant son pavillon. Pour assurer leur sécurité, les armateurs peuvent exclusivement s’appuyer sur les équipes de protection embarquée (EPE) de la marine nationale. Cette solution, un temps privilégiée par la communauté maritime française, souffre d'un manque de souplesse qui pèse sur la compétitivité du pavillon, essentiellement pour des raisons de respect des délais diplomatiques nécessaires au déploiement des militaires et de leur armement.
Du temps perdu
Faisant le constat de l'emploi de gardes armés privés "en toute illégalité" sur certains navires et du risque de dépavillonnement, les armateurs ont, ces dernières années, très largement plaidé pour un assouplissement de la position française. Il leur aura fallu attendre six ans après la mise en place des premières EPE pour que l'Etat admette qu'il n'est plus en mesure de répondre pleinement aux attentes du monde maritime. Ce temps perdu pour les armateurs l'a aussi été pour les ESSD françaises désireuses de s'implanter sur ce secteur. En revanche, il a largement profité aux sociétés anglo-saxonnes, et en particulier britanniques, qui dominent actuellement le marché de la protection privée des navires, lequel est estimé à plusieurs milliards de dollars.
En effet, à l'opposé du modèle souhaité par la France, les pays anglo-saxons ont laissé se développer et s’autoréguler leurs ESSD. Avec des entreprises pesant désormais plusieurs milliards, ils sont des acteurs incontournables de ce secteur: la société britannique G4S affiche un chiffre d’affaires de près de 9 milliards d’euros, alors que la plus grosse ESSD française, GEOS, pèse à peine 40 millions d'euros.
Arrivée d'une offre low-cost
Le domaine de la protection armée des navires ne fait pas exception à cette hégémonie. L’avance prise par les ESSD anglo-saxonnes leur permet de bénéficier d’un réseau logistique facilitant le transit des armes sur terre et dans les eaux territoriales de pays tiers et d’un effet de masse limitant les temps d'inactivité des équipes entre deux contrats de protection. En outre, l’arrivée d’une offre "low cost", principalement originaire des pays asiatiques, les a obligés à gagner davantage en compétitivité en intégrant dans leurs équipes du personnel provenant majoritairement d’Inde et du Pakistan. Le marché de la protection des navires n’aura donc pas attendu la fin de la vacance législative française pour se développer.
Pendant ces six années, certaines ESSD françaises ont néanmoins su s'adapter. Profitant d’un droit du travail plus permissif et d’une moindre pression fiscale, nombre d’entre elles ont fait le choix de l’implantation de filiales à l’étranger, voire d’un développement "off-shore". C’est le cas par exemple de la société "Gallice" qui est présente sur le marché de la protection des navires par l’intermédiaire d’une filiale basée en Irlande.
Intérêts économiques et politiques
Dans ce contexte, et compte tenu du faible appel d’air que créera ce projet de loi (de l’ordre de 12 millions d'euros pour une centaine de navires à protéger), il semble ambitieux d'envisager un rapatriement des entreprises ou filiales françaises "off-shore"; de même qu'il paraît difficile d'être aussi optimiste que les rédacteurs du projet de loi qui estiment que 300 à 500 emplois seront créés, alors que le marché sera ouvert à la concurrence européenne et donc britannique.
Avec le retard accumulé, il est peu probable que la France, quasiment absente des problématiques du secteur des services liés à la sécurité et la défense puisse imposer son modèle dans un marché très largement libéralisé et mature. Les normes en vigueur (et notamment l’International Code of Conduct for Private Security Service Providers –ICoC) traduisent la conception anglo-saxonne du secteur et illustre parfaitement ce point.
Pourtant, contribuer au développement d’une offre française dans ce secteur présente à la fois des intérêts économiques et politiques. Economiques d’abord, parce que dans un contexte budgétaire difficile qui voit une réduction des pouvoirs de la puissance publique, il est préférable de se reposer sur des ESSD nationales pour protéger les intérêts nationaux, privés ou publics. Politiques ensuite, parce que les ESSD font partie du paysage géostratégique et qu’elles sont intrinsèquement liées à leur Etat d’origine. Elles sont donc susceptibles d’être des vecteurs d’influence et de diffusion du modèle français, mais aussi des capteurs participant au recueil du renseignement partout où elles agissent.