Les industriels MBDA et Thales sur le pied de guerre pour supplanter les Chinois dans la défense aérienne en Turquie
La France a fait le job en Turquie. Et plutôt bien, même si les industriels - le missilier MBDA et le radariste Thales dans le cadre du GIE Eurosam - ne sont pas encore en première ligne pour négocier un contrat de l'ordre de 3 à 4 milliards de dollars - selon les groupes concurrents - portant sur un système de défense aérienne de longue portée (Air Defence). Toutefois, lors du séminaire d'armement franco-turc organisé jeudi à Ankara, le programme T-Loramids pour le moment encore promis aux Chinois, était bien dans tous les esprits de la délégation française.
Une délégation très, très prudente dans toutes les déclarations officielles pour ne pas froisser les Turcs, eux-mêmes très embêtés finalement par leur choix initial. "Nous respectons le choix qui a été fait", a expliqué le PDG de MBDA, Antoine Bouvier, présent jeudi à Ankara. "Nous clarifions et améliorons notre offre dans le respect de la négociation avec le SSM (secrétariat d'Etat turc aux Industries de défense, ndlr)", a-t-il toutefois précisé lors d'une conférence de presse organisé par le GIFAS.
Comment sortir la tête haute ?
"En Turquie, tout le monde est arrivé à la conclusion qu'il faut arrêter la négociation avec les Chinois mais personne ne sait encore comment faire. C'est toute la question aujourd'hui", explique un bon connaisseur du dossier. Un rétropédalage entamé officiellement de façon récente. "Il existe certains points de risques (dans les discussions avec les Chinois) mais pour l'instant ce n'est pas au niveau de nous apporter de gros blocages", avait indiqué le 17 février le secrétaire d'Etat turc aux Industries de défense (SSM), Murad Bayar, dans un entretien au journal "Hürriyet".
Il faut également préserver le soldat Bayar en trouvant une solution pour qu'il sorte la tête haute de ce micmac. D'où un appel du pied vers Pékin, l'un des principaux partenaires de l'industrie turque, qui viendrait à la rescousse du ministère de la défense turc, selon des sources concordantes. A suivre.
Eurosam en embuscade
Interrogé si les autorités turques n'étaient pas "entièrement convaincues" des capacités de cet armement, Murad Bayar avait répondu : "Nous pouvons effectivement le dire. Si nous constatons que le projet ne peut continuer avec la Chine alors nous prendrons en considération la deuxième offre", en l'occurrence celle faite par la société franco-italienne Eurosam. Les deux industriels tricolores, qui étaient arrivés devant les américains, proposent le système SAMP/T, armé de missiles Aster 30 (MBDA) et équipé des radars Arabel et/ou GM400 (Thales). A ce jour, il n'existe aucune négociation officielle entre la Turquie et Eurosam puisque CPMIEC (China Precision Machinery Import-Export Corp.) reste toujours le premier choix des Turcs ("prefer bidder").
Mais Ankara s'est laissé une issue au cas où la négociation avec les Chinois échoueraient, en demandant fin janvier aux français et aux américains de proroger leur offre de trois mois, soit jusqu'à fin avril - un deuxième et dernier report. Ce qui en soi est habituel dans ce genre d'appel d'offre."Cela faisait partie de l'accord entre les Turcs et les groupes sélectionnés pour l'appel d'offre, c'est automatique", confirme-t-on à "La Tribune".
Amélioration de l'offre de MBDA et Thales
Du coup, mi-février les deux groupes - MBDA et Thales - ont affiné leur offre notamment au niveau des prix (à la baisse) et des contreparties industrielles (à la hausse) pour les groupes turcs, notamment Roketsan (le MBDA turc) et Aselsan (le Thales turc) ainsi qu'un tissu de sous-traitants locaux. MBDA et Thales étaient lors du choix fait par le SSM plus cher d'environ un milliard de dollars face à une offre chinoise très (trop ?) compétitive. En outre, le SSM est considéré comme un négociateur très redoutable et qui est craint par la plupart des groupes d'armement internationaux. "C'est simple avec eux, à la fin de la négociation vous n'avez plus de marges", ironise un industriel.
La Turquie peut-elle finalement casser l'appel d'offre ? Certains estiment la menace potentielle. D'autres au contraire notent qu'Ankara a un besoin urgent de ce système de défense aérienne qui sera installé proche de la frontière syrienne. Au final, c'est bel et bien le Premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, qui aura le dernier mot en dépit de ses actuels déboires politiques. C'est lui et lui seul qui a souhaité un rapprochement stratégique avec la Chine.
La danse du ventre de la France
Outre l'organisation du séminaire armements franco-turc à Ankara, une délégation d'une soixantaine d'entreprises françaises membres du GIFAS (Groupement des industriels français de l'aéronautique et du spatial) est venue trois jours en Turquie (Istanbul, Ankara, Izmir et Eskisehir) pour chercher des coopérations avec des sociétés turques dans le domaine de l'aéronautique et du spatial. "La France et la Turquie partagent la même ambition de développer et de soutenir sur le long terme leur propre industrie nationale de défense", qui "fabrique leurs propres équipements militaires", a expliqué le Délégué général pour l'armement (DGA), Laurent Collet-Billon lors du séminaire franco-turc. Et de proposer "une nouvelle étape dans les relations" entre Paris et Ankara sur la base du principe "gagnant-gagnant".
"Cela fait sens que les industriels français et turcs se réunissent et étudient les opportunités pour coopérer à l'exportation ou équiper leurs propres forces armées", a-t-il expliqué. D'autant que le président du GIFAS, Marwan Lahoud, estime que la Turquie et l'industrie turque sont très matures aujourd'hui pour des coopérations de haut niveau et développer leur propre industrie aéronautique. "Le pays possède une activité industrielle assez intense et ambitionne de devenir une grande puissance aéronautique", a-t-il confirmé. Et donc les industriels français sont prêts à donner une "nouvelle impulsion" à la coopération franco-turque, a souligné Marwan Lahoud. Une coopération franco-turque toujours à la merci de la question arménienne, un chiffon rouge pour Ankara et la rue turque.
Pourquoi CPMIEC avait été sélectionné
A la surprise générale, le groupe chinois CPMIEC (China Precision Machinery Import-Export Corp.) avait remporté en septembre dernier l'appel d'offres international lancé par la Turquie en vue d'acquérir un système de défense aérienne. Le sous-secrétariat de l'Industrie de la Défense (SSM) avait indiqué qu'il avait "décidé d'entamer les pourparlers avec la compagnie CPMIEC pour la production conjointe des systèmes et de leurs missiles en Turquie sur le prix négocié", selon un communiqué.
Pourquoi les Turcs avaient-ils sélectionné les Chinois ? Parce qu'ils étaient - et de loin - les mieux-disants avec une offre à 3 milliards de dollars et qu'ils avaient une coopération industrielle très compétitive également par rapport aux concurrents américains (Lockheed Martin/Raytheon) et européens (Eurosam). Mais aussi en faveur du rapprochement avec la Chine voulu et assumé par le Premier ministre turc, rappelle un bon observateur de la politique turque.
Les Américains ne veulent pas d'un système chinois aussi stratégique au cœur de l'alliance atlantique. La Turquie a besoin de brancher sa future architecture de défense antimissile avec les systèmes de l'OTAN, dont certaines données très sensibles pour l'identification d'un ami ou d'un ennemi ("Identify Friend and Foe system"). Des données ultra-secrètes et qui ne peuvent pas être bien sûr installées sur un système chinois.