19/11/2013 Vincent Lamigeon, grand reporter à Challenges Supersonique
Bien sûr, il y a eu le duel à haute altitude entre Airbus et Boeing avec les 150 milliards de dollars de commandes signées le premier jour du salon de Dubaï. Bien sûr, les deux géants de l’aéronautique ont trusté les annonces du salon et sa couverture médiatique, les compagnies du Golfe ayant décidé d’investir une fois et demie le PIB de la Nouvelle-Zélande dans les 777X, 787, A350 et autres A380. Mais la guerre la plus âpre s’est probablement jouée en coulisses, entre les deux frères ennemis de l’aviation militaire, Dassault et Eurofighter, dont les restrictions budgétaires sur leur marché domestique ont redoublé l’agressivité à l’export.
Eurofighter, dont le britannique BAE pilote les campagnes commerciales au Moyen-Orient, avait mis toutes les chances de son côté, en communiquant sur l’intégration des missiles de croisière air-sol Storm Shadow de MBDA sur son chasseur Typhoon, une capacité que le Rafale a validé depuis fin 2004. Pour convaincre ses prospects de la région (Emirats arabes unis, Qatar, Bahrein), l’avionneur européen a aussi présenté une maquette de son avion avec des réservoirs de carburants supplémentaires sur le dessus du fuselage, dits « réservoirs conformes de fuselage » (CFT), qui permettent de compenser l’utilisation de deux points d’emport sous l’avion par les fameux missiles. « Pipeau total, assure-t-on côté français. Intégrer des CFT remet en question toute l’aérodynamique de l’avion. C’est juste pour cacher grossièrement le fait qu’avec des Storm Shadow, le Typhoon a un rayon d’action ultra-limité. »
Mais la machine britannique semblait bien lancée, le premier ministre britannique David Cameron se livrant même à une étonnante danse du ventre dès la veille du salon pour pousser le Typhoon. Le teasing avait été admirablement organisé dans la presse anglo-saxonne, certains évoquant même un accord d’Etat à Etat imminent entre le Royaume-Uni et les Emirats. « Ca sent bon pour nous, assurait même un membre du parti conservateur au Financial Times. La question est si cela va pouvoir être signé à Dubaï, ou s’il va y avoir besoin d’un dernier effort pour nous faire franchir la ligne. » Le téléphone sonnait même chez Dassault, des journalistes voulant recueillir à l’avance les regrets du vaincu.
Et là, patatras. Ou plutôt, plouf. Pas d’accord gouvernemental, encore moins de contrat Typhoon. Juste une mise au point d’une source du Golfe à Reuters : le choix n’est pas encore fait, tout est ouvert. « Si Dassault avait agi comme ça, je ne vous raconte pas la raclée dans la presse », assure un proche du camp français. De fait, Abu Dhabi a tout son temps : il dispose de Mirage 2000-9 et de F-16 récents et performants. Surtout, les émiriens détestent qu’on parle à leur place, et qu’on annonce des contrats avant terme. Les maîtres du calendrier, c’est eux.
Et quand ils ne sont pas contents, ils n'hésitent pas à dégainer, comme avait pu le voir Dassault il y a deux ans. "Malheureusement, il semble que Dassault ne réalise pas que la volonté politique et tous les efforts diplomatiques ne peuvent pas faire passer des conditions commerciales non compétitives et irréalisables", avait ainsi asséné au salon de Dubaï 2011 le prince héritier d'Abu Dhabi, cheikh Mohamed ben Zayed.
Le ministre français de la défense Jean-Yves Le Drian l’a bien compris : sa méthode « soft », fondée sur la discrétion, des relations de confiance, et des visites très régulières, a déjà fait ses preuves, avec le contrat de satellites Falcon Eye obtenu par Astrium et Thales Alenia Space au nez et à la barbe de l’américain Lockheed Martin en juillet dernier. Même réussite en Arabie Saoudite, où DCNS, Thales et MBDA ont gagné le contrat de rénovation de frégates LEX, et où Thales est idéalement placé pour boucler le contrat de missiles de défense aérienne Crotale NG (2,5 milliards).
Pourquoi BAE et Cameron ont-il donc fait tant d’esbroufe ? Les analyses divergent. « BAE n’a rien vendu récemment aux Emirats, ils font du bruit pour rappeler qu’ils sont là », assure un excellent connaisseur du groupe. « Pour soutenir leur cours de bourse », avance un autre. Tout le monde se rejoint sur l’impérieuse nécessité de contrats pour le Typhoon, qui doit faire vivre –pour combien de temps ? – quatre lignes d’assemblage.
Eric Trappier, rencontré par Challenges sur le stand Dassault, refuse de commenter la pression du concurrent. « Nous, on ne fait pas de bruit, on travaille. Nous travaillons avec les Emiriens pour continuer d’améliorer les Mirage 2000-9 avec des bombes guidées laser. Pour le Rafale… » Il s’interrompt, s’excuse : le chef de l’armée de l’air qatarie demande à le voir. Le genre de rendez-vous qu’on ne fait pas attendre.
Le Qatar, c’est de fait le prospect le plus chaud au Moyen-Orient. Et un autre point de friction entre Rafale et Typhoon, qui y voient un marché susceptible de se décanter rapidement, où les Américains n’ont pas –encore- fait d’offre, ce qui ne lasse pas d’étonner le microcosme militaire. Sur les 72 appareils envisagés par l’émirat, une première tranche de 36 appareils semble accessible rapidement aux deux frères ennemis. C’est probablement à Doha, plus qu’aux Emirats, que se joue la prochaine étape de la guerre fratricide intra-européenne.