05/12 Par Massimo Prandi – LesEchos.fr
L'armée s'ouvre à l'entreprise. En matière de management, elle a des choses à apprendre aux cadres dirigeants, qui ont été 2.000, cette année, à suivre les formations de Saint-Cyr.
Six heures. Un lundi matin sombre et humide d'automne. En silence, une quarantaine d'hommes et de femmes en vert de travail de l'armée de terre sortent de leurs chambrées pour rejoindre leur lieu d'entraînement. Une scène banale au sein du camp militaire breton de Saint-Cyr-Coëtquidan. Ce qui l'est beaucoup moins, c'est que ces ombres matinales ne sont pas des militaires. Tous sont arrivés sur le camp la veille et sont des cadres dirigeants d'entreprises du secteur civil, entamant leurs dix-huit mois de cours à l'Essec dans le cadre du programme « Executive MBA » (Emba). Age moyen : 38 ans ; expérience moyenne en entreprise : treize ans, environ. Issus de plusieurs pays, tous, sans exception, dirigent déjà des équipes. Ce stage de 36 heures exclusivement en anglais est censé accroître leurs « capacités de leadership » et de « construction d'équipes ». Au sein du petit groupe, l'appréhension est palpable avant d'entrer dans le vif du sujet : « Je craignais de retomber dans les affres du service militaire : exercices stupides et engueulades sans fin », commentera après coup un ingénieur allemand lors du débriefing effectué dans les locaux de l'Essec à la Défense, près de Paris. Des craintes pas totalement injustifées… Pas plus de six heures de sommeil entre le lundi et le mardi, deux repas dont le premier à l'extérieur, à base de rations de combat, et le reste du temps passé dans les bois de l'immense camp de Coët (5.500 hectares en pleine forêt de Brocéliande). A l'évidence, les chambres spartiates de six lits chacune, les douches sans chichi et l'ambiance générale du camp impressionnent les élèves, dont la très grande majorité n'a jamais eu de contact avec l'armée. Pendant le briefing initial, le dimanche soir, le lieutenant-colonel de réserve Romain de Bondy, directeur du centre de formation continue (Scyfco) de la Fondation Saint-Cyr, explique la finalité du stage. « Ce n'est pas une formation militaire. Vous n'allez pas passer un test d'aptitude à l'armée », débute-t-il. Il en faudra plus pour convaincre complètement ceux qui, parmi les stagiaires s'interrogent encore sur l'utilité de leur séjour à Coëtquidan. Bon point : les moniteurs, qui sont tous des réservistes ayant servi au sein des forces spéciales, inspirent confiance. Loin des clichés, ils cassent leur image de baroudeurs et font preuve d'une excellente connaissance des problématiques de gestion des entreprises. Xavier, lieutenant-colonel parachutiste, Bruno, lieutenant-colonel des troupes de marine, Francis, officier réserviste des troupes de montagne, et Jane, capitaine réserviste de l'armée britannique, n'aiment pas parler de leurs faits d'armes. Ici, les formateurs s'emploient avant tout à transmettre les méthodes et les valeurs militaires transposables au monde de l'entreprise.
Apprendre à jouer l'effet groupe
Mais place aux travaux pratiques. La mission : construire un radeau avec des sortes de gros jerricans et des cordes pour transporter un malade nécessitant des soins de l'autre côté d'un lac. Temps imparti : une heure. Xavier, le moniteur de ce groupe, désigne un leader. Ce sera Rajiv, un ingénieur aéronautique indien très actif et volontaire. Un choix qui ne doit rien au hasard : l'ardeur du jeune manager doit être tempérée, pense-t-il, par la dynamique de groupe. « Un leader n'est rien sans le groupe. Son rôle est d'écouter tout le monde, y compris les plus effacés, et de faire siennes les meilleures solutions proposées », décrypte le moniteur. En l'occurrence, Rajiv pense cette fois avoir trouvé la solution technique sans avoir consulté les autres. Il se lance dans l'assemblage du radeau. Plusieurs membres de l'équipe s'isolent, désoeuvrés. D'autres suivent les consignes du jeune Indien sans broncher. Le radeau finit par ressembler à quelque chose… Mais il est branlant. Un tronc d'arbre pourtant disponible a été négligé et, du coup, sa structure n'est pas assez solide. Les cordes encombrent par ailleurs sa surface. On en a utilisé trois fois trop. Les équipes de trois qui vont faire la traversée du lac sont mal assorties. Les unes sont trop lourdes, les autres trop légères. Finalement, tout le monde parviendra sur l'autre rive, mais l'opération n'est clairement pas une réussite, et le bilan est sévère : « Le leader n'a pas écouté les solutions proposées par les autres, notamment celles, pourtant appropriées, qui ont été formulées par les femmes de l'équipe. Il n'a pas non plus expliqué suffisamment le but de la mission. Rajiv n'a pas pris le champ nécessaire pendant la construction du radeau pour rectifier les erreurs et pour donner du travail à tout le monde, entraînant la démobilisation d'une partie de l'équipe… »
Une leçon qui sera très utile lors du dernier exercice du jour : la construction d'un pont sur une rivière, avec pour seuls outils un piquet, un marteau, des cordes et des troncs. Le sergent-chef Sigrid explique aux élèves la technique. Les stagiaires ont une heure et demie pour accomplir leur mission. Cette fois, Xavier donne le leadership à David, un jeune cadre spécialisé dans le « lean management », chez un opérateur français de télécommunications. Tout aussi motivé que Rajiv, il a, semble-t-il, tiré les enseignements des erreurs précédentes. Il commence par former des sous-groupes, dédiés à des tâches bien définies ; l'un des participants chronomètre les opérations et contrôle la qualité ; d'autres se relaient pour placer les piles du pont ; chacun trouve sa place. David, lui, est partout. Il rassure ses collaborateurs dans les moments les plus difficiles. La pluie n'arrange rien, on serre les dents… Mais la mission sera remplie. Dans la sueur et la douleur.
Le stage n'est pas fini pour autant. Quelques heures de sommeil plus tard, la partie la plus éprouvante va commencer avec le « parcours de l'audace ». Plus physique, plus militaire, il est censé souder les groupes de dix stagiaires dans des conditions extrêmes. La météo est détestable : pluie et boue partout. Au programme, marche sur une poutre en hauteur ; escalade d'une paroi métallique glissante ; saut dans le vide avec une corde ; transport de bâtons de dynamite (fictifs, évidemment) sous des barbelés, tyrolienne... Autant de défis éreintants pour la plupart des stagiaires. Mais le groupe tient le choc. Les moins vaillants sont soutenus, encouragés. Les militaires sont présents, bien sûr, soucieux d'éviter tout accident. Le gong retentit à 12 h 30 précises. Les souffrances sont enfin terminées...
Changement de décor le lendemain, dans les locaux parisiens de l'Essec. Pour les participants, c'est l'heure du retour d'expérience : « Nous sommes devenus une équipe à la dure. Nous avions l'impression de faire partie d'une expérimentation. C'était comme du théâtre, surtout le premier jour. Le second a été plus dur à vivre et des tensions ont émergé au sein du groupe », résume le plus âgé des stagiaires. Le professeur Alan Jenkins, le directeur académique du MBA, est visiblement satisfait : « Les équipes se sont engagées à fond dans les exercices proposés. Ca ne va pas changer vos vies mais vous avez appris combien il est important de compter sur les autres », commente-t-il. Les élèves, quant à eux, semblent avoir apprécié la dépense physique, et le concentré de sensations fortes, plutôt rares dans un monde riche en stress, mais pas toujours en expériences intenses. « Ce stage m'a rendu plus confiant et démontré que ce qui est impossible quand on est seuls devient possible à plusieurs », résume une jeune manager portugaise. Un ingénieur allemand reconnaît avoir « appris à déléguer », et ce cadre suisse retiendra, lui, « que lorsque l'on passe à la phase de l'exécution, il faut cesser de discuter »... A quelques exceptions près, tous se sépareront avec le sentiment d'avoir suivi une formation utile pour la vie en entreprise.
« Management années 1980 »
Elle est pourtant loin de faire l'unanimité dans l'univers de l'enseignement et du coaching. « Le message implicite est très masculin, guerrier, regrette Isabelle Barth, qui dirige l'Ecole de management de Strasbourg. Cela fait management années 1980, quand on exaltait les analogies entre monde des affaires et guerre. Aujourd'hui, on a envie d'autre chose, comme la reconnaissance de soi, le lien entre individus, la sérénité, la créativité. » « L'institution militaire ne sait pas se remettre en cause. Or la remise en cause est la base du management », renchérit Thierry Grange, président de l'Ecole de management de Grenoble.
Des critiques évidemment contestées par les intéressés : « Notre formation, c'est de la pédagogie pratique. Dans l'entreprise comme dans l'armée, il faut susciter l'effort chez les collaborateurs par la pédagogie, pas par la force, qui n'est jamais très efficace », répond le colonel réserviste Cyril Barth, qui dirige la Fondation Saint-Cyr. La formule séduit, en tout cas. Preuve du succès croissant de ces immersions dans l'univers militaire, Saint-Cyr a déjà scellé des partenariats stratégiques de formation avec l'Essec, HEC et Sciences po. « Nous, militaires, travaillons sur la pâte humaine, sur la personnalité et le groupe », précise le général Antoine Windeck, commandant des écoles de Saint-Cyr-Coëtquidan. « Ces formations permettent de renforcer les liens entre la nation et l'armée », insiste-t-il. Une armée qui a abandonné depuis longtemps les méthodes de commandement trop autoritaires. « Nous aussi, avons évolué et sommes amenés à adopter de nouvelles formes de gouvernance », reconnaît ce haut gradé.
En outre, en ces temps de disette budgétaire, les stages proposés aux cadres dirigeants constituent des sources de revenus appréciables. A eux seuls ils financent déjà près de 10% du budget de recherche et formation des écoles de Saint-Cyr. Au total, Coëtquidan aura accueilli cette année environ 2.000 élèves civils. Ils n'étaient que 800 lors du lancement de la formule en 2011. Le tarif : 300 euros jour et par stagiaire pour l'Essec et HEC ; le double pour les entreprises, qui semblent de plus en plus séduites par ces formations. Veolia, Vinci, Thales, Decathlon, Safran, Doux, Total et autre Kering ont déjà envoyé leurs cadres crapahuter à Coët.
Les points à retenir
Lancés en 2011, les stages de formation proposés par l'Armée à Saint-Cyr-Coëtquidan attirent de plus en plus de cadres dirigeants désireux d'accroître leurs « capacités de leadership ».
Dans le même esprit, des partenariats ont été noués avec l'Essec, HEC et Sciences po.
Des sources de revenus bienvenues, en ces temps de disette budgétaire : à elles seules, ces sessions de coaching financent déjà près de 10 % du budget de recherche et formation des écoles de Saint-Cyr.