15.10.2015 par JF Fiorina - notes-geopolitiques.com
Derrière le conflit religieux, le contrôle de la mer Rouge
« Le Yémen est en train de s’effondrer sous nos yeux ». C’est par ces mots que le Secrétaire général des Nations Unies, Ban Ki-moon, décrit la situation du pays devant le Conseil de sécurité le 12 février 2015.
On ne saurait mieux souligner l’état chaotique de la transition politique débutée en parallèle des « Printemps arabes », en 2011.
L’instabilité du Yémen, objet de l’attention internationale à la suite de nombreux attentats terroristes perpétrés par Al-Qaïda dans la Péninsule Arabique (AQPA), massivement présent sur le territoire yéménite, et plus récemment par l’État Islamique (EI), n’est pourtant pas nouvelle.
Elle puise ses racines dans la fragmentation géographique, sectaire et tribale d’un pays récemment mais superficiellement réunifié (1990).
Elle s’inscrit surtout dans un contexte géopolitique plus large, avec des enjeux régionaux mais également internationaux : l’ancien royaume de Saba, riche d’aromates, d’or et de pierres précieuses au temps du roi Salomon, contrôle le détroit de Bab el-Mandeb dans la mer Rouge et vers le canal de Suez. Une artère vitale pour le commerce international.
État pauvre et « failli » dans un environnement agité, miné par de profondes divisions internes, tribales et religieuses, le Yémen dispose pourtant d’importants atouts géopolitiques. Il est, avec ses 13 millions d’habitants, l’un des pays les plus peuplés de la péninsule arabique.
Il bénéficie de conditions climatiques favorables, la hauteur de ses massifs (culminant à 3400 mètres) lui permettant de disposer de 400 à 600 millimètres de précipitations annuelles.
Les riches terres volcaniques et les conditions climatiques ont ainsi permis l’épanouissement, dès l’Antiquité, d’une civilisation agricole originale, dont la puissance a été rapidement renforcée par sa position privilégiée le long de la mer Rouge, par où transitent les biens les plus précieux de l’époque.
Grecs et Romains ont ainsi qualifié la région d’ « Arabie heureuse » (Arabia Felix). Mais ce qui avait fait la richesse du pays, cette situation stratégique, explique pour une grande part ses problèmes actuels.
L’apparence des faits : l’extension du conflit entre chiites et sunnites
Le 26 mars 2015, l’Arabie saoudite lançait une offensive aérienne, nommée « Tempête décisive », contre le Yémen, avec l’aide d’une coalition d’une dizaine d’autres États, soutenue par les puissances occidentales.
Son but affiché : rétablir dans ses fonctions le président yéménite Abd Rabbo Mansour Hadi, réfugié à Ryad après avoir été chassé du pouvoir par les Houthis chiites.
Une intervention justifiée a posteriori par la résolution 2216 du Conseil de sécurité de l’ONU (20/04/2015), exigeant le retrait des milices houthistes des zones qu’elles ont progressivement conquises depuis septembre 2014.
Avec ses inévitables dégâts collatéraux (4 900 morts et quelque 25 000 blessés, selon l’ONU, à fin septembre 2015), cette campagne militaire est toujours en cours.
Malgré le retour le 22 septembre de Mansour Hadi à Aden, le grand port du sud et la 2e ville du Yémen, elle semble marquer le pas. Le pays s’enfonce indubitablement dans la guerre civile et religieuse.
Pour Didier Bilion, directeur adjoint de l’IRIS, « derrière le conflit local qui fait rage, se profile en réalité le bras de fer entre les États arabes du Golfe, emmenés par l’Arabie saoudite, et l’Iran. L’Arabie saoudite tente, par tous les moyens, de se replacer au centre du jeu régional et de s’imposer comme le leader pour s’opposer à ce qu’elle appelle ‘l’expansionnisme iranien’ » (www.iris-france.org, 23/06/2015).
Appuyée sur le « fantasme de la menace iranienne », réactivé par le « retour éclatant » de Téhéran sur la scène internationale (cf. note CLES n°166, 17/09/2015), la réaction de Ryad ne saurait cependant se comprendre sans la prise en compte du contentieux qui l’oppose, depuis l’origine, au Yémen.
Un contentieux ancien entre Riyad et Sanaa
Si la partie méridionale du Yémen, correspondant à l’ancien hinterland britannique formé au XIXe siècle autour du port d’Aden, n’accède à l’indépendance qu’en 1967, le territoire de la « République arabe du Yémen », au nord, se libère de la domination ottomane dès la fin de la Première Guerre mondiale.
Mais dès l’accord de Taef (1934), ce nouvel État doit céder à l’Arabie saoudite la province de l’Asir, dont les contours restent cependant imprécis. Les deux pays se disputent notamment la souveraineté sur les îles se trouvant au large de cette région (archipel des Farassan en particulier).
« La monarchie des Saoud s’est toujours méfiée du Yémen, république soupçonnée de vouloir récupérer les territoires perdus en 1934, c’est pourquoi Ryad a soutenu le mouvement sécessionniste sudiste apparu au Yémen en 1994, expliquent les auteurs de L’Atlas géopolitique des espaces maritimes. La défaite des séparatistes a suscité une nouvelle tension avec Sanaa et des incidents armés ont opposé les deux pays, en 1998, à la suite de l’occupation de certaines îles contestées. »
Il faudra attendre l’accord du 12 juin 2000 pour voir se fixer les frontières terrestres et la délimitation des espaces maritimes entre les deux pays.
Plus fondamentalement, c’est la légitimité politique du Yémen que la monarchie saoudienne, elle-même issue de la défaite ottomane de 1918, et historiquement beaucoup plus frustre que l’antique « Arabie heureuse », semble avoir toujours contestée.
Thomas Flichy de La Neuville le souligne : « Les racines de cette opposition puisent dans une fracture plurimillénaire, interne à la péninsule arabique, entre la riche civilisation agricole des hauts plateaux yéménites et les espaces désertiques du nord, territoires des Bédouins » (L’Obs, 13/04/2015).
C’est ce qui explique le conflit de 1926-1934 entre les deux pays puis l’hégémonie exercée par les Saoudiens sur la République Arabe du Yémen septentrional, depuis leur appui aux monarchistes, opposés aux républicains soutenus par l’Égypte de Nasser lors de la guerre civile de 1962, jusqu’à la réunification qu’ils n’auront jamais cherché à favoriser, bien au contraire.
« L’Arabie saoudite mène de longue date une politique d’affaiblissement de son voisin », rappelle Le Monde (17/04/2015). La faiblesse actuelle du Yémen doit beaucoup à cette sourde hostilité.
Une position stratégique sur la route du pétrole
« L’emplacement stratégique du pays au carrefour des routes pétrolières à destination de l’Europe, du bassin méditerranéen, de l’Afrique et de l’Asie en fait un enjeu sécuritaire de taille pour certaines puissances extérieures comme l’Arabie Saoudite, l’Iran ou les Etats Unis », observent Elsa Barbiéri et Marine Matray pour le Diploweb.com.
Quatrième point de passage maritime le plus important au monde en matière de transport de pétrole, le détroit de Bab el-Mandeb, entre Yémen, Erythrée et Djibouti, voit en effet transiter 90 % des seules exportations japonaises et 3,8 millions de barils par jour (chiffres AFP, 2015).
Dès lors, la dégradation de la situation au Yémen représente un facteur potentiel de déstabilisation régionale dont les répercussions seraient évidemment internationales. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si plus de 8 000 soldats occidentaux sont stationnés à demeure à Djibouti, en face d’ Aden.
Si l’ingérence iranienne est souvent montrée du doigt, le degré d’implication de Téhéran reste discuté par les spécialistes. D’autant que les Houtis ne sont que l’une des composantes des groupes chiites zaydites: avec pour objectif la restauration de leur imamat perdu en 1962, ils sont minoritaires au sein des tribus chiites zaydites.
L’engagement des États sunnites du Golfe, soutenus par les puissances occidentales et leurs alliés locaux (Égypte en tête), ne fait en revanche aucun doute. À cela deux raisons. La première s’inscrit dans la lutte d’influence géopolitique à laquelle se livrent le royaume saoudien et la République islamique d’Iran.
Si celle-ci réussissait à s’assurer Sanaa, après Bagdad, Damas et Beyrouth (via le Hezbollah), elle pourrait en effet constituer une sorte de « ceinture chiite » autour des États sunnites de la région ce que ces derniers ne peuvent accepter. Mais l’enjeu n’est pas seulement régional.
Un État pro-iranien installé sur les bords de la mer Rouge donnerait à Téhéran la possibilité de couper deux des principales artères maritimes du pétrole du Proche-Orient, à savoir le détroit d’Ormuz dans le Golfe et celui de Bab el-Mandeb contrôlant de facto le trafic du canal de Suez.
Un risque que les puissances occidentales ne souhaitent pas prendre. Et qui explique, au-delà du soutien à la coalition arabe, la méfiance entretenue dans nombre de chancelleries à l’égard de l’Iran.
À cette aune, le Yémen se présente comme un cas géopolitique exemplaire. Car si, pour les peuples, le facteur religieux et plus largement les enjeux identitaires restent essentiels, c’est bien la question de la puissance, notamment dans ses aspects économiques, comprenant l’accès aux ressources, qui constitue le vrai moteur des relations internationales.
Télécharger : Yémen: le martyre d’une « Arabie heureuse »
Pour aller plus loin:
- « Yémen.Vers un échec du modèle yéménite de transition négociée », par Elsa Barbiéri et Marine Matray, Diploweb.com, 25/03/2015 ;
- « Atlas géo- politique des espaces maritimes », par Didier Ortolland et Jean-Pierre Pirat, Technip, 2e édition 2010, 333 p., 64 € ;
- « Géopolitique de la mer Rouge », par François Jedaoui, Diploweb.com, 24/01/2015.